Mes Très Chers Sœurs, Mes Très Chers Frères, Chers amis,
Ici même, à l’endroit où nous sommes réunis, il y a deux ans, le 16 octobre 2020, à l’issue de sa journée de cours, Samuel Paty, professeur d’histoire géographie quittait le collège du Bois d’Aulne où il enseignait pour rentrer chez lui.
Quelques centaines de mètres plus loin, il était assassiné par un djihadiste islamiste, dans des conditions de barbarie et de violence insoutenables.
Ce crime nous a sidéré, collectivement et individuellement par la sauvagerie du geste, par l’obscurantisme de son objet, par l’aveuglement fanatique qu’il représentait.
Aujourd’hui, en perpétuant la mémoire de Samuel Paty, c’est sa personne et son engagement exemplaire que nous honorons, c’est aussi l’étendue et la portée de cet attentat contre un professeur que nous ne pouvons pas, ne devons ni oublier ni taire.
Pas de silence et pas d’oubli, d’abord et avant tout, pour Samuel Paty, pour sa personne, sa fonction et son action.
Pas de silence et pas d’oubli, également pour lutter contre ceux qui ont armé le bras de ce jeune Tchetchene réfugié en France avec sa famille, pour comprendre comment un tel acte a pu se produire et se dérouler, pour distinguer les responsabilités principales et annexes mais aussi mesurer les lâchetés, les faiblesses et les renoncements qui sont souvent les meilleurs alliés des ennemis de la république.
« Il existe quelqu’un de pire que le bourreau, c’est son valet » disait Mirabeau
Qu’est-il arrivé à notre société, à notre République, à notre École pour que, après les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan, de l’hyperkasher, de Nice, de Magnanville, de Saint-Etienne du Rouvray, et bien d’autres hélas encore, un enseignant soit poignardé puis décapité à la sortie de son collège au seul motif d’avoir présenté à ses élèves des caricatures religieuses dans le cadre d’un cours d’instruction civique sur la liberté d’expression ?
L’instruction des juges antiterroristes et l’enquête des policiers ont été récemment clôturées. Elles vont donner lieu au procès des personnes mises en examen pour « complicité d’’assassinat terroriste », et ainsi permettront de mettre en lumière certains mécanismes et d’identifier les responsabilités dans l’engrenage fatal qui a mené à l’attentat,
Nous devons à Samuel Paty ce temps de la justice, de l’explication, mais nous lui devons aussi de poursuivre son combat pour la république, de prolonger son engagement.
Son assassinat s’ajoute à tous ceux perpétrés au nom de la volonté totalitaire d’imposer une vision intégriste de l’islam, faisant des milliers de victimes dans le monde, en majorité d’origine, de culture ou de religion musulmanes. L’actualité glaçante de ces derniers jours en Iran où les forces armées gouvernementales tirent sans retenue sur des civils et en Afghanistan où un attentat récent dans un centre éducatif a fait des dizaines de morts dont la plupart étaient des jeunes étudiantes préparant l’université, en est une illustration tragique.
La France est loin de Téhéran ou Kaboul, mais le premier objectif du totalitarisme islamiste est de répandre son idéologie partout, sans limite ni retenue.
Il utilise pour cela tous les moyens pour réduire à néant toute critique, y compris à l’extérieur de son périmètre. Propagande et entrisme en infiltrant associations, syndicats et partis politiques mais aussi violence et terreur.
Propagande dans les démocraties, en détournant le sens des mots, afin de renverser les concepts de liberté, de tolérance, en agitant en toute occasion les spectres de la stigmatisation et de la victimisation, en assimilant à du racisme toute parole, tout usage et même toute loi qui irait contre son idéologie et empêcherait son prosélytisme, comme le montre l’actuelle campagne perfide à propos des tenues vestimentaires dans les collèges et lycées. Cela a été un élément déclencheur ici à Conflans, en transformant un exercice de raison critique en offense inacceptable pour la susceptibilité des croyants, et en proclamant comme inacceptable le délit de blasphème dans notre république laïque.
La propagande est bien la première arme du totalitarisme islamiste.
La confusion volontaire et entretenue du langage participe d’un processus clairement construit d’affaiblissement de notre modèle républicain pour ensuite l’abattre. On en observe les effets, certes encore largement minoritaires mais réels auprès d’une partie de la population. L’inversion des valeurs obtenue par cette nouvelle méthode de lavage de cerveau répétée sans cesse semble produire peu à peu ses effets sur des citoyens en perte de repères, en proie au désenchantement et à une certaine lassitude démocratique. On voit déjà certains catégories prêtes à accepter des reculs démocratiques majeurs sans résistance ni opposition, voire à les accompagner.
En plus, comme tout idéologie totalitaire, l’islamisme, ajoute à la propagande, l’usage de la terreur, afin d’installer la peur dans les esprits et imposer le silence.
Au-delà de la violence inouïe de l’acte terroriste lui-même, ces attentats veulent établir également leur emprise totalitaire par les symboles culturels auxquels ils s’attaquent.
L’attentat contre les dessinateurs de Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures de Mahomet avait indiqué, jusqu’où pouvaient aller les islamistes dans leur lutte contre la liberté d’expression, la liberté de la presse et au-delà contre la culture et contre le savoir, y compris dans notre république.
La récente tentative de meurtre contre Salman Rushdie, 33 ans après la fatwa le condamnant à mort pour avoir critiqué l’islam dans un livre, en démontre l’inexorable détermination mortifère, sans limite de temps ni d’espace.
Dans la dimension profondément obscurantiste de leur démarche, qui refuse a priori autant le doute que la liberté d’expression, les intégristes combattent le savoir et la connaissance, et sont prêts à tout pour en empêcher la transmission.
Comme dans l’attentat récent de l’université de Kaboul, c’est l’enseignement de la raison, l’acquisition du libre arbitre, que l’islamisme a voulu abattre à Conflans par le meurtre d’un professeur devant son établissement d’enseignement.
Et comme après la tuerie de Charlie Hebdo, nous avons tous ressenti dans l’assassinat de Samuel Paty, une attaque contre nos libertés et contre l’enseignement mettant en danger nos règles et pratiques démocratiques et voulant détruire le modèle et le cadre républicain.
S’ajoutant à ce drame, l’exemplarité de la personnalité simple, authentique et si profondément républicaine de celui qui en fut la victime, a agrandi notre plaie, augmenté notre chagrin, multiplié notre colère.
Samuel Paty était un enseignant de l’École publique, laïque et obligatoire. Il était un homme de bien, un citoyen imprégné de sa mission d’enseignant au service de ses élèves et de la république.
Fils d’instituteurs, son engagement était celui des hussards noirs de la IIIe République, dont le seul ressort était de donner à leurs élèves les outils de leur émancipation pour leur épanouissement dans un cadre commun républicain.
Professeur dévoué, engagé dans sa mission d’enseignement, il avait fait sienne la vision de l’Instruction publique selon Condorcet, « Transmettre le savoir, former des citoyens ».
Il considérait sa fonction comme une mission républicaine essentielle, celle de permettre à chacun d’acquérir les savoirs indispensables mais celle aussi qui doit donner à chaque élève la faculté d’exercer sa raison, de conquérir son autonomie, de s’émanciper des emprisonnements dogmatiques, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient, de devenir ce qu’il est, en dépassant des appartenances de naissance, ethniques, culturelles, religieuses, sociales, au sein d’une république indivisible, laïque, démocratique et sociale..
Aujourd’hui, pour exercer cette mission, il faut en plus de ces convictions et de l’attachement au modèle républicain, il faut du courage.
Samuel Paty avait ce courage.
Le courage de dire, le courage de faire, le courage citoyen, celui de décider soi-même en toute responsabilité.
En illustrant la liberté de la presse à l’aide de l’exemple d’un dessin caricaturant une religion, il enseignait le droit à la critique des idées, y compris par le dessin satirique même quand il est excessif et de mauvais goût, il défendait la liberté d’expression sous toutes ses formes, privée, publique, liberté de s’opposer, de débattre, de critiquer dans tous les domaines, politiques, spirituels, religieux, philosophiques, culturels, etc, libertés dont les seules limites, en démocratie, sont l’appel au rejet de l’Autre, à la haine, au racisme, à l’antisémitisme. Liberté d’expression et critique des idées dans le débat public qui sont des éléments essentiels sinon primordiaux et structurants en démocratie.
Samuel Paty fait désormais partie de l’histoire de chacun d’entre nous, pour la trace et l’empreinte qu’il laisse à jamais dans nos cœurs et nos esprits.
Cependant la plaie de son assassinat restera toujours béante si nous ne sommes pas à la hauteur de son courage, de son action, de son sacrifice.
Il appartient à chacun d’entre nous, francs-maçonnes et francs-maçons du Grand Orient de France, des obédiences amies et à tous les citoyens attachés à notre modèle républicain, de ne pas l’oublier, de prolonger son engagement sans relâche ni répit.
Et le combat pour sauvegarder notre république est encore à mener. II y a quelques jours seulement, un enseignant d’un lycée de Thann, en Alsace, a porté plainte pour des menaces de mort proférées par un proche d’une élève, suite à un cours sur la liberté d’expression prenant pour thème les caricatures de Mahomet.
Hannah Arendt disait du totalitarisme qu’il n’était pas un régime à proprement parler mais plutôt une atmosphère, une façon d’être.
Depuis la fatwa contre S. Rushdie, puis l’affaire des caricatures de Mahomet au Danemark et ses effets dans le monde entier, toute critique de l’islam jugée offensante par les islamistes fait courir un risque mortel à son auteur, les assassinats des dessinateurs de Charlie Hebdo et de Samuel Paty en sont les funestes exemples.
En conséquence, aujourd’hui les démocraties reculent devant l’obscurantisme totalitaire, écrire, dessiner ou présenter une image critique ou satirique envers l’islam dont la forme serait jugée offensante par l’autorité religieuse, a disparu peu à peu du débat public, interdisant de fait la liberté d’expression.
Pour exemple récent, le musée mémorial du terrorisme, dans le cadre d’une future exposition numérique ayant pour titre, « faire face aux terrorisme, l’exposition des collégiens et des lycéens », a choisi, invoquant des raisons de sécurité pour le personnel et les enseignants de deux lycées, de ne pas exposer leurs travaux : l’un sur la couverture « Tout est pardonné » de Charlie Hebdo après les attentats ; et l’autre autour de la question : « Peut-on rire de tout ?», illustrée par un dessin de Cabu.
Cette décision indique la progression lente, continue et insidieuse d’une auto-censure dont il nous faut redouter qu’elle soit l’effet autant que le signe de l’installation de ce climat dont parlait Arendt, climat délétère pour notre république précédant la prise de pouvoir un jour prochain de l’autoritarisme.
Dans notre pays, plus que la menace d’une dictature théocratique islamiste, le danger semble plutôt résider dans un affrontement qui embraserait notre république et dont l’issue pourrait lui être fatale.
En effet, à la violence criminelle du terrorisme islamiste, répond la montée de l’extrémisme identitaire.
Pris en étau entre deux totalitarismes, notre attachement collectif aux libertés, notre engagement pour la république sera-t-il suffisant ? Face à la violence et la détermination de l’obscurantisme islamiste, notre république résistera-t-elle à la tentation autoritaire pour le combattre ?
« Le véritable attrait du Mal est la facilité séduisante avec laquelle on peut s’élancer sur sa route » a écrit Salman Rushdie dans « Les Versets Sataniques ».
Si la mise à mort d’un professeur devant son établissement pour des raisons idéologiques religieuses totalitaires, dans des conditions archaïques barbares, est un évènement qui s’inscrit dans un plus large processus anti-républicain d’une portée qu’il nous faut mesurer pleinement, ce combat ne doit pas nous faire perdre la substance et l’idéal de notre république indivisible, laïque, démocratique et sociale.
Nous devons y faire face avec la plus grande clairvoyance autant que la plus forte détermination mais avec nos armes, celles de la démocratie, celles de la république.
C’est en ne cédant rien de ce qui fait l’idée républicaine, en ne renonçant à aucun de ses principes, que nous serons dignes de la mémoire de Samuel Paty, que nous serons à la hauteur de son courage et de son engagement.
C’est cet enjeu essentiel que doit raviver en permanence sa mémoire.
Ainsi son sacrifice n’aura pas été vain.
Au nom du Grand Orient De France, le Conseil de l’Ordre vous remercie d’avoir marqué par votre présence aujourd’hui, ici devant le collège du Bois d’Aulne, votre attachement indéfectible à la République et votre volonté de ne pas oublier Samuel Paty.
Conflans-Sainte-Honorine,
Le 16 octobre 2022,
Georges SERIGNAC
Grand Maître du Grand Orient de France