Monsieur le Maire,
Grands Maîtres et Dignitaires des Obédiences amies,
Mes Très Chers Frères, Passés Grands Maîtres du Grand Orient de France,
Mes Très Chères Sœurs, Mes Très Chers Frères,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Ici, le 28 mai 1871, 147 Fédérés furent exécutés sommairement puis jetés dans une fosse commune ouverte sous le sol que nous foulons ce matin.
Dans les jours suivants, les Versaillais y ensevelirent également les dépouilles des autres Communards morts dans les quartiers voisins sous les balles d’un pouvoir assassin.
Chaque 1er mai depuis 25 ans à l’initiative du Grand Orient de France, les Francs-Maçons célèbrent leur mémoire en se réunissant au Mur des Fédérés, lieu de recueillement mais aussi d’espoir et d’exigence.
Par cette manifestation unitaire, le Grand Orient de France, avec les Sœurs et Frères des principales Obédiences libérales amies, la Grande Loge de France, le Droit Humain, la Grande Loge Féminine de France, la Grande Loge Mixte de France et la Grande Loge Mixte Universelle, témoignent de la cohérence philosophique, philanthropique et morale de la Franc-Maçonnerie, fille des Lumières, dont la raison d’être est l’édification d’une société meilleure, plus juste, plus fraternelle.
Cette manifestation unique dans son expression traduit l’indéfectible attachement de la Franc-Maçonnerie libérale à la République dont l’idéal matriciel inspira ses fondateurs, et que les générations de Sœurs et de Frères qui leur ont succédé, construisent depuis, sans relâche, patiemment et inlassablement.
Elle souligne également la dimension prépondérante à la fois spirituelle et politique qu’accorde la Franc-Maçonnerie à la mémoire et au temps long, le temps de la perspective, de la mise à distance, de la durée.
Les circonstances sanitaires ont reporté d’un mois notre traditionnel rassemblement mémoriel et c’est donc aujourd’hui, 150 ans et un jour après, que nous sommes réunis à l’endroit même de cette funeste exaction, au pied de ce Mur qui porte à jamais ces stigmates de l’histoire de notre pays.
Conclusion tragique de la semaine sanglante, cette infamie reste emblématique de la violence dont est capable le pouvoir quand il n’a plus pour seul recours que la force des armes face à la remise en cause de l’ordre qu’il veut imposer.
En écrasant par le fer et par le feu cette insurrection révolutionnaire, Thiers et les Versaillais, qui pensaient l’anéantir et la précipiter dans l’oubli, lui ont donné l’éternité et la force du mythe.
Par leur courage, mais également par leur action législatrice qui sera un déterminant républicain majeur malgré sa brièveté, les Communards se sont gravés en 72 jours dans la mémoire collective.
Ainsi, la laïcité et l’égalité entre les hommes et les femmes, clés de voûte de la République universelle, structurèrent prioritairement la Commune.
La Commune décréta la séparation de l’Église et de l’État, la suppression du budget des cultes, la laïcisation des services publics et notamment des hôpitaux. Elle instaura le développement des bases de l’école laïque, instituant la gratuité, le droit pour les filles à l’instruction laïque et à la formation professionnelle créant les premières écoles primaires de filles.
La Commune, c’est aussi, l’égalité des salaires, le droit au divorce pour les femmes, l’égalité entre enfants légitimes et naturels, épouses et concubines et l’abolition de la prostitution.
On lui connaît de nombreux autres projets, pionniers de notre République, tels l’abolition de la peine de mort, la révocabilité des élus, la gratuité de la justice, le développement de modèles de coopératives de production, la réduction de la journée de travail, la suppression des amendes patronales, etc.
Comment ne pas voir apparaître en filigrane sous cette exigence d’égalité démocratique, de justice sociale et de solidarité, notre idéal maçonnique ?
Les travaux des historiens démontrent combien les Loges furent un creuset politique dans les années qui précédèrent la Commune.
Nul n’ignore à quel point ensuite, les Francs-Maçons furent associés à la IIIe République, celle des grandes lois laïques républicaines, la seconde partie du XIXe siècle installant définitivement nos Loges dans un processus historique maçonnique français cohérent débuté plus d’un siècle auparavant.
L’évolution propre de la Maçonnerie française s’est en effet rapidement émancipée de l’influence de la Maçonnerie anglaise. Tout en conservant le socle initiatique commun, la pratique rituelle et la méthode symbolique, sans lesquels l’essence même de la Franc-Maçonnerie disparaîtrait, en maintenant également au cœur de son action l’entraide et la solidarité, essentielles et structurantes dans notre Ordre, la Maçonnerie française s’est différenciée en assumant et développant la dimension sociétale et citoyenne du travail maçonnique. En même temps, l’élargissement du cercle de la raison qui la guide depuis ses origines, aboutira au Convent de 1877 à son émancipation de toute tutelle religieuse en abandonnant l’obligation de croyance et en établissant la liberté absolue de conscience comme précepte fondamental du Grand Orient de France.
Dans cette évolution originale française de l’interprétation de l’idée maçonnique comme de la réalisation de son fait, la seconde partie du XIXe siècle fut probablement un moment crucial.
Les Frères de l’époque, en effet, en s’opposant au conservatisme catholique ultramontain monarchiste, se rassemblèrent dans le combat laïque et républicain anticlérical.
Les évènements de 1870-1871 et la Commune furent l’occasion d’une cristallisation de cette situation. En communiquant publiquement par le Manifeste du 8 avril puis en intervenant officiellement par l’envoi d’une délégation auprès du gouvernement de l’époque pour que cessent les affrontements sanglants, les Francs-Maçons s’engagèrent d’abord dans une logique de négociation.
Puis, devant l’intransigeance de Thiers, la plupart se rallieront à la Commune.
Dès lors majoritairement acquis à la révolution, le défilé du 29 avril 1871, sous les bannières de leurs Loges marquera une nouvelle étape de l’engagement de la Franc-maçonnerie dans la cité avec pour prolongement, la participation effective de nombreux Frères aux combats.
Par la réalité historique de l’engagement physique d’un nombre important de Franc-Maçons aux côtés des insurgés, par les conséquences de l’implication des Loges au cours de cette période, par la force de la mystique dont elle fait l’objet, la Commune est un moment déterminant dans la geste de la Franc-Maçonnerie française libérale.
Au-delà de l’imprégnation dans les esprits de l’image de Frères en décors participant à l’insurrection sur les remparts et les barricades en qualité de Francs-Maçons, l’engagement politique et citoyen des Francs-Maçons, à travers leurs travaux en Loge et au-delà, prit alors un tour décisif.
En considérant l’engagement dans la Cité comme inséparable de la dimension initiatique de l’Ordre, notre Franc-maçonnerie réalisait sa mue définitive, elle devenait ce qu’elle était fondamentalement, un Ordre initiatique humaniste au service de la cité, une fraternité en action au service de l’intérêt général.
Les premiers discours d’Orateurs Francs-Maçons restés célèbres assignaient déjà un rôle moral et politique à l’Ordre dans l’organisation de la cité vers la république universelle, et, depuis ses origines, que ce soit par le travail des idées, ou, quand les circonstances l’exigent, sous d’autres formes, la Franc-Maçonnerie libérale s’est toujours comportée en compagne dévouée de la République. Et c’est probablement parce que la Commune est un point nodal essentiel du combat républicain que les Francs-Maçons de nos Obédiences tiennent à la célébrer.
Au pied du Mur des Fédérés, en commémorant les 147 martyrs fusillés puis jetés dans une fosse commune, nous refusons d’oublier le combat pour la liberté et la justice.
Les Frères de cette période à qui nous avons rendu hommage en ont été des figures.
Charles Amouroux, important dirigeant de la Commune déporté par les Versaillais, Auguste Blanqui, qui vécut la majeure partie de son existence incarcéré mais ne recula ni n’abandonna jamais, Jean Baptiste Clément, auteur inoubliable du « Temps des cerises », Prosper-Olivier Lissagaray, auteur d’une « Histoire de la Commune » devenue un ouvrage de référence, et Eugène Pottier, dont l’Internationale a connu le destin que nous lui savons.
Ces Francs-Maçons Communards, et d’autres, anonymes, ont combattu pour leurs idées, allant jusqu’au sacrifice de leur vie ou de leur liberté pour que triomphe le projet républicain humaniste universaliste.
Parmi les Communards non Francs-Maçons, célébrons les nombreuses femmes, héroïnes oubliées par le récit du patriarcat à l’exception de Louise Michel, citons, Nathalie Lemel et Elisabeth Demetrieff, fondatrices de l’Union des femmes, Victorine Rouchy, Léontine Suéten, et les innombrables autres, condamnées, déportées ou mortes sous les balles des Versaillais.
Elles ont combattu pour leur émancipation, leur liberté, pour l’avènement de la République. Ce n’est que quelques années plus tard que celui-ci est advenu.
Peu à peu, loi après loi, entre avancées et reculs, le projet républicain démocratique, laïque et social s’est mis en place. Il reste encore imparfait, mais son modèle continue d’inspirer les peuples du monde, quoique veuillent faire croire ses concurrents et adversaires.
Pour autant, depuis quelques années, la vague républicaine s’affaiblit, laissant la place à un reflux risquant d’emporter avec lui nos valeurs les plus essentielles.
La République recule, laissant s’accroître les inégalités et les fractures sociales.
Des vents mauvais grondent, enflent et soufflent sur notre pays.
De plus en plus menaçants, ils s’accumulent, jour après jour, année après année.
Jusqu’où et jusqu’à quand ?
Le spectre d’une arrivée au pouvoir de l’extrême-droite, avec son cortège de reculs démocratiques et républicains, est dans tous les esprits.
Sur la place publique, les discours de haine et d’exclusion dont beaucoup pensaient la Nation prémunie, se multiplient, annonciateurs des plus sombres lendemains.
Complexité, retenue et nuance disparaissent du débat public, évincées par simplification, excès et outrance.
En miroir de l’extrême droite et la renforçant, le surgissement au premier plan de combats identitaires minoritaires de toute nature méconnaît le risque d’une fragmentation de la société en groupes rivaux, générant des replis communautaires porteurs de division et de violences civiles.
Face à ces risques tous azimuts de dévoiement et de déchéance de la République, et alors que le chef de l’État n’a pas souhaité commémorer les 150 ans de la Commune, lui préférant d’autres symboles, nous, Francs-Maçons ne pouvons rester absents ou silencieux.
La Commune, malgré sa fin tragique, a été un moment fondateur populaire animé de l’enthousiasme que peut procurer la République quand elle accomplit l’authentique égalité démocratique et trouve son aboutissement dans la justice sociale, seule véritable expression de la solidarité.
Le Mur des Fédérés ne peut pas être seulement une douleur et si l’Histoire est mémoire et souvenir, elle est aussi espoir.
Les Francs-Maçons, en ralliant la Commune, ont contribué par leur courage et leur sacrifice à donner toute sa portée et son étendue à la dimension républicaine de l’engagement maçonnique, acceptant de payer de leur mort ou de leur liberté, la victoire de leurs idées.
Inspirons-nous du sens profond de leur courage qui, voici 150 ans, les firent s’engager dans ce combat.
Les Franc-Maçons, hommes et femmes de paix et de fraternité, n’ont pour armes que leur conscience et leur conviction. Mais animés de leur volonté et de leur détermination, ils continueront à travailler sans relâche pour défendre la République.
C’est à nous, avec tous les républicains sincères, de ne pas oublier les héros de la Commune, non pas seulement le jour d’un hommage, mais à chaque instant de notre engagement, pour la République.
Rassemblons nos forces au service de notre idéal de liberté, de justice et de fraternité.
Le grand œuvre de la République indivisible, laïque, démocratique et sociale, reste encore à bâtir. À nous de faire qu’un jour, même si ce n’est que pour les enfants de nos enfants, il puisse enfin être juste et parfait.
J’ai dit.
Au Mur des Fédérés du Père-Lachaise,
Le 29 mai 2021,
Georges SERIGNAC
Grand Maître du Grand Orient de France