Laïcité, Communautés, Communautarismes. Par Catherine KINTZLER, philosophe
NB : ce texte reprend, en les remaniant, quelques passages d’un ouvrage à paraître début 2014, Penser la laïcité ; remerciements aux éditions Minerve.
Parmi les mythes antirépublicains répandus figure celui d’un antagonisme absolu entre la République laïque telle qu’elle se présente en France et la notion de communauté. A tel point que le républicain laïque est accusé de brandir le fantasme d’un “péril communautariste” à tout bout de champ : il s’agirait là d’un réflexe mesquin de repli identitaire inspiré par la peur de l’étranger, de la différence, de l’altérité. En creux, ce mythe adopte la thèse selon laquelle la République serait ellemême une communauté, au même titre que ces communautés dont elle aurait peur.
Je m’attacherai à déconstruire ce mythe, en montrant d’abord que la notion de communauté a plusieurs sens, et ensuite que l’association républicaine n’est pas une communauté – ce qui conduit à s’interroger sur le sens de l’appel fréquent au “vivre-ensemble”. Le mythe d’une République hostile à toute forme de communauté Pourquoi le mythe d’une république laïque allergique à la notion de communauté est-il si tenace ?
Une association républicaine laïque ne repose sur aucun lien préalable donné, qu’il soit religieux, social, ethnique, etc. : le lien politique s’autorise de lui-même. La pensée de l’association politique n’a pas besoin de la notion d’appartenance. Cela ne signifie pas qu’elle doive éliminer toute appartenance comme lui étant contraire. Cela signifie qu’elle n’a pas besoin de ces références pour se construire et pour se maintenir.
La citoyenneté elle-même n’est pas pensée comme une appartenance. Ce que le roman antirépublicain retient, de manière exclusive, c’est l’idée de non-appartenance en la retournant en hostilité à toute appartenance.
Ce qu’il oublie, c’est que tous les États de droit pratiquent une distinction entre l’ethnique et le politique, entre les appartenances sociales et le statut civil, à des degrés divers. Aujourd’hui, une conception ethnique tente de s’imposer par diverses voies : la plus voyante est celle d’un bloc identitaire, mais la plus efficace s’autorise d’une vision éclatée où chaque appartenance serait reconnue comme agent politique. Il faut être très ferme sur la thèse de la formation politique, historique et critique de la nation, et sur son indivisibilité.
L’association politique laïque met en œuvre la distinction entre l’ethnique et le politique de manière spécifique, conformément au concept de laïcité qui suppose que le corps politique ne repose sur aucun lien qui lui soit préalable ou extérieur. Elle considère que le droit de l’individu est toujours fondamental, prioritaire sur tout droit collectif – et qu’un droit collectif n’a de sens que s’il accroît le droit de l’individu ou du moins s’il ne lui est pas contraire.
On voit bien la conséquence sur la notion même de “droit des communautés”. On peut certes appartenir à une communauté sans être inquiété, mais réciproquement on peut s’en détacher sans craindre de représailles. On peut être “différent de sa différence” 1, échapper aux assignations différentialistes qui vous clouent à une identité que vous n’avez pas choisie ou dont vous rejetez certaines propriétés. Une république laïque est une classe paradoxale : un ensemble d’éléments qui se rassemblent en vertu de la défense de leur liberté, en vertu de ce qui les fait différer.
Dans une telle association politique, le droit d’être comme ne sont pas les autres non seulement est assuré, mais il est au principe de l’association. Le seul but de l’association politique est l’existence, la préservation et l’extension des droits de chaque individu, pris singulièrement. Les droits collectifs sont une extension des droits de l’individu et doivent toujours être appréciés par ce dernier : aucun droit collectif ne peut restreindre celui de l’individu.
Aussi fautil être vigilant lorsqu’on parle du “vivre-ensemble” : c’est précisément parce qu’une république laïque assure d’abord le “vivre-séparément” qu’elle peut assurer mieux que toute autre le “vivre-ensemble”. Mais j’y reviendrai ultérieurement. Le mythe anti-républicain fait comme si cette position abolissait toute idée de communauté, comme si l’association des individus en appartenances diverses ou par affinités était systématiquement persécutée par une république laïque. Or ce conflit entre la notion de communauté et la laïcité, qu’on nous présente comme constitutif de l’idée de laïcité, n’existe que si, et seulement si, une communauté bascule dans le communautarisme politique.
Il convient donc de se demander : toute communauté est-elle nécessairement communautariste ? La réponse est non. Une république laïque ne combat que le communautarisme politique, mais elle n’a rien contre les communautés. Qu’est-ce que le communautarisme ? S’assembler en vertu de ressemblances, d’affinités, d’origines, de goûts, de tout caractère commun, c’est former…